LE PRESSENTIMENT - Tapa blanda

«Ç’avait été en 1927 seulement que les faits et gestes de Charles avaient commencé à surprendre la famille Benesteau, le père surtout. Charles était devenu sombre, susceptible, coléreux.» Charles Benesteau avait pourtant tout pour être heureux : une belle situation, une femme aimante, une famille, des amis. Nous sommes en 1931, à Paris. Charles a tout quitté : sa femme, ses enfants, son travail et son grand appartement du boulevard de Clichy. Cherchant la liberté dans la solitude et l’exil, il a troqué l’opulence et le confort de son chic intérieur haussmannien dans le 18e, pour un pauvre appartement loué dans un immeuble de la rue de Vanves dans le 14e, quartier alors populaire et sinistre près de la gare Montparnasse. Charles «trouvait le monde méchant. Personne n'était capable d'un mouvement de générosité. Il ne voyait autour de lui que des gens agissant comme s'ils devaient vivre éternellement, injustes, avares, flattant ceux qui pouvaient les servir, ignorant les autres. Il se demandait si vraiment, dans ces conditions, la vie valait la peine d'être vécue et si le bonheur n'était pas plutôt la solitude que ces misérables efforts qu'il lui fallait faire pour tromper son entourage». Décidé à rompre avec son passé bourgeois étriqué et à écrire ses mémoires, il s’invente un avenir digne de son idéal et s’imagine enfin libre de tout compte à rendre. Il fuit ce monde peuplé de gens injustes et avares, incapables d’une bonne action désintéressée. Mais, il va bientôt rencontrer tout un monde qu’il n’a jamais côtoyé de sa vie. Loin de trouver l’effacement auquel il aspire, pour devenir simple «fourmi dans la fourmilière» il va se trouver confronté à de nouvelles basses intrigues inhérentes à la nature humaine. Ses nouveaux voisins sont aussi méchants et odieux que ceux de son ancien beau quartier. Son dévouement désintéressé va provoquer la suspicion et la calomnie dans ce monde des « petites gens » guère plus reluisant que celui des bourgeois qu’il a tant cherché à fuir. On y est aussi envieux, avide, calculateur, hypocrite et ingrat.» Pris dans une spirale infernale, kafkaïenne, il se pose la question fondamentale : "Maîtrisons-nous notre destinée ou sommes-nous le jouet d'une main invisible ?" On a le pressentiment, au fil des pages, que le malheur va frapper, que les espérances de Charles Benesteau sont vouées à l'échec. Et la certitude, une fois le livre fini, d'avoir lu un grand texte au réalisme noir. Emmanuel Bove maîtrise l’art de révéler les bassesses de la nature humaine, peignant ici l'un des personnages les plus représentatifs de son univers romanesque si particulier. Un personnage attachant d'humanité, obligé d'aller au bout de lui-même, de sa logique en dépit des autres. On pense à Bartleby de Melville. Le Pressentiment est le récit sensible et émouvant d'un homme ordinaire à qui toute quiétude est refusée. Dans un style qui n’est pas sans rappeler celui de Simenon, Bove dissèque la pauvreté d’expérience d’une humanité banale dans une forme dépouillée de toute fioriture qui n'en fait que mieux ressortir la violence des rapports humains cachée derrière les mots. Écrivain prolixe, révélé par Colette, Emmanuel Bove (1898-1945) connut le succès dès son premier roman, Mes Amis (1924), couronné du Prix Figuière, une des récompenses littéraires les mieux dotées de l’époque, avant de tomber dans l’oubli après sa mort. Bove, réformateur du roman psychologique par son style sobre et réaliste, par ses descriptions proches de l’écriture cinématographique, sera heureusement réhabilité : grâce à Peter Handke et Wim Wenders en Allemagne ou encore à Jean-Pierre Darroussin qui adaptera sur grand écran "Le Pressentiment" en 2006, l'un des romans les plus forts et caractéristiques de son œuvre. Rien n’est plus simple qu’un récit d’Emmanuel Bove... et rien n’est plus effrayant. À ne pas manquer.